Pierre Loti - Nuka-Hiva

Pierre Loti

NUKA-HIVA

 Le nom seul de Nuka-Hiva entraîne avec lui l’idée de pénitencier et de déportation, — bien que rien ne justifie plus aujourd’hui cette impression1 fâcheuse. Depuis longues années, les condamnés ont quitté ce beau pays, et l’inutile citadelle de Taïohaé n’est déjà plus qu’une ruine.
 Libre et sauvage jusqu’en 1842, cette île appartient depuis cette époque à la France ; entraînée dans la chute de Tahiti, des îles de la Société et des Pomotous, elle a perdu son indépendance en même temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur.
 Taïohaé, capitale de l’île, renferme une douzaine d’Européens, le gouverneur, le pilote, l’évêque missionnaire et les frères, quatre sœurs2 qui tiennent une école de petites filles, — et enfin quatre gendarmes.
 Au milieu de tout ce monde, la reine dépossédée, dépouillée de son autorité, reçoit du gouvernement une pension de 600 francs3, plus la ration des soldats pour elle et sa famille.
 Les bâtiments baleiniers affectionnaient autrefois Taïohaé comme point de relâche, et ce pays était exposé à leurs vexations ; des matelots indisciplinés se répandaient dans les cases indigènes et y faisaient grand tapage.
 Aujourd’hui, grâce à la présence imposante des quatre gendarmes, ils préfèrent s’ébattre dans les îles voisines.
 Les insulaires de Nuka-Hiva étaient nombreux autrefois, mais de récentes épidémies, d’importation européenne4, les ont plus que décimés.
 La beauté de leurs formes est célèbre, et la race des îles Marquises est réputée une des plus belles du monde.
 Il faut quelque temps néanmoins pour s’habituer à ces visages singuliers et leur trouver du charme. Ces femmes, dont la taille est si gracieuse et si parfaite, ont les traits durs, comme taillés à coups de hache, et leur genre de beauté est en dehors de toutes les règles.
 Elles ont adopté à Taïohaé les longues tuniques de mousseline en usage à Tahiti ; elles portent les cheveux à moitié courts, ébouriffés, crépus5, — et se parfument au sandal.
 Mais dans l’intérieur du pays, ces costumes féminins sont singulièrement simplifiés6.
 Les hommes se contentent partout d’une mince ceinture, le tatouage leur paraissant un vêtement tout à fait convenable.
 Aussi sont-ils tatoués avec un soin et un art infini ; mais7, par une fantaisie bizarre, ces dessins sont localisés sur une seule moitié du corps, droite ou gauche, — tandis que l’autre moitié reste blanche8 ou peu s’en faut.
 Des bandes d’un bleu sombre qui traversent leurs visages9, leur donnent un grand air de sauvagerie, et font10 étrangement ressortir le blanc des yeux et l’émail éblouissant11 des dents.
 Dans les îles voisines, rarement en contact avec les Européens, toutes les excentricités des coiffures en plumes sont encore en usage, ainsi que les dents enfilées en longs colliers et les touffes de laine noire attachées aux oreilles12.
 À quatre lieues de Taïohaé, une longue et sinueuse vallée s’ouvre sur la baie Tchitchagov.
 Cette région sauvage est fermée par deux remparts d’inaccessibles montagnes ; une tranquille rivière y entretient une fraîcheur de verdure inaltérable.
 La tribu des Taïoas habite cet Éden ; des cases éparpillées sous bois dépendent d’un chef admirablement tatoué et d’une rare beauté, qui nous fit lui-même les honneurs de son district, et se constitua le guide de nos excursions.
 Cette nature est d’une étrangeté saisissante ; des mornes à pic surplombent les forêts, hérissés de pointes aiguës ; on est là comme aux pieds de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage.
 À mesure qu’elles s’éloignent du rivage, ces deux rangées d’édifices se rapprochent et se resserrent ; au fond de la vallée, quelque cinquante mètres seulement les sépare, et le soleil pénètre à peine dans ces profondeurs. De nombreuses cascades y dégringolent en pluie perpétuelle et l’humidité y développe une étonnante végétation.

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Changements apportés dans le premier chapitre de la deuxième partie du Mariage de Loti :
1. « idée ».
2. « l’évêque missionnaire, — les frères, — quatre sœurs ».
3. « six cents francs ».
4. Suppression des virgules encadrant « d’importation européenne ».
5. « crêpés ».
6. « extrêmement simplifiés..... » suivi d’un saut de ligne, qui correspond au changement de page dans l’article, mais qui ne semble pas justifié par le texte.
7. « art infini ; — mais ».
8. Ajout d’une virgule après « blanche ».
9. « leur visage ».
10. « en faisant ».
11. « poli ».
12. Ce mot est suivi d’un saut de ligne et les cinq paragraphes suivants, qui concluent le premier article, sont supprimés.